La mort? Plutôt en rire! Pour ne pas avoir à en crever
Cela fait une trentaine d’années que Jean-Luc Piraux promène sur les scènes des villes et des campagnes une incomparable gueule d’atmosphère. Sur sa pomme buissonnière, une tignasse de pailles lunaires. Des yeux doux comme des raisins verts. L’âme d’un poète, qui partagerait avec le fou chantant cette façon de faire boum avec le cœur. Et le sentiment que cette peau rousse, comparable à un terreau fleuri, s’est fertilisée au contact de quelques grands clowns : Bourvil, avec lequel il partage le goût de la tendresse. Jacques Tati, courant les jours de fête villageoise sur la bicyclette de monsieur Hulot. Pierre Richard, incertain sur ses guiboles de charme. Voire Chaplin, Buster Keaton, Harold Lloyd, Toto, héros de l’enfance de Jean-Luc, qui reconnaît en eux, dit-il, des frères parce que ce sont « des faibles qui s’en sortent ».
Or, voilà que ce bonheur d’homme est aussi un comédien de haut vol, avec un immense potentiel, tantôt comique, tantôt dramatique, capable de nous emmener très loin, vers les grands voyages imaginaires.
Cet homme-là s’est fait tout seul. Aîné d’une famille nombreuse, Jean-Luc Piraux, qui fut jadis livreur boulanger, aide-boucher ou jardinier, a longtemps trimballé une timidité galopante, dont il ne s’est débarrassé que très progressivement. La scène l’y a certainement aidé. Tour à tour, ou dans le désordre, ce natif du Congo tâta ainsi du cirque, du théâtre jeune public (Galafronie, Casquette…), de l’associatif, du cabaret, de la revue absurde (Charlie Degotte) ou du travail avec des jeunes trisomiques.
La scène ? Du baume sur le cœur de l’ancien timide ! Un lieu de rêve pour les possibles confessions ! « À certains de mes amis, explique Jean-Luc Piraux, je dis aujourd’hui : venez voir mon spectacle. Vous me connaîtrez mieux. Parce que ça me raconte. »
Il a raison, Jean-Luc. Car sans ses spectacles, qui saurait que se cachent derrière sa bouille de clown lunaire un vieil Indien, en guerre contre les nouveaux westerns des temps modernes, un artiste pétri de doutes… et un homme (trop ?) conscient de vivre en sursis.
Depuis Faut y aller ! (2008), Jean-Luc Piraux décline son univers sous la forme de tragédies comiques… à moins que ce ne soit des comédies tragiques. Ses spectacles nous confrontent à la mort, la vieillesse, la transmission, la mémoire (ou la perte de mémoire). Ses héros ? Marie (Faut y aller !) : une vieille marginale vivant dans sa petite ferme avec ses poules, ses pommes, son vélo coloré, son fichu à fleurs et — surtout — son bras d’honneur au « progrès ».
Séraphin (En toute inquiétude), figure inspirée par le père disparu de Jean-Luc Piraux : un être trébuchant sur les accidents de la modernité.
Et voilà qu’aujourd’hui, avec Six pieds sur terre, le héros, sans nom ni prénom, se fait semble-t-il parfait double, sinon sosie troublant de son créateur. Qui est ce « héros » ? Un homme de 55 ans (tiens, comme Jean-Luc), qui confesse d’emblée, en entrant sur scène : « On va tous mourir ! »
De spectacle en spectacle, Jean-Luc Piraux se fait plus personnel, sinon plus autobiographique.
Dans Six pieds sur terre, le bilan est doux-amer. A le goût du cocktail explosif. Tient en un festival de sensations contradictoires, tantôt empathiques, tantôt violentes. Car d’un côté, pourquoi le taire : la vieillesse est un naufrage, Chateaubriand n’a rien inventé. L’expérience des homes du troisième âge et la perspective de la fin de vie alternent le cruel avec le tragique, quand bien même les soins palliatifs apportent parfois quelque douceur crépusculaire.
Mais le testament de Jean-Luc Piraux n’oublie pas que la vieillesse est aussi un retour à l’enfance. Avec ses possibles moments de panache, sa poésie désarmante, ses envies de tout envoyer valdinguer, ses envolées soudaines. Ou ses merveilleux chants de cygne.
Il faut un certain courage, et pas mal d’humanité pour oser aborder un thème aussi plombé que celui-ci. Pour notre bonheur, Jean-Luc Piraux ne manque ni de l’un ni de l’autre.
Nicolas Crousse
journaliste, essayiste, romancier, chanteur