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Six pieds sur terre
[ Jean-Luc Piraux ]
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INTERVIEW de Jean-Luc Piraux

Comment s’est construit Six pieds sur terre ?
D’où vient le spectacle ? Il y a plusieurs choses. Il y a sûrement un tiroir testament. Le jour où nous partirons, qu’est-ce que nous aurons envie de laisser ? Et qu’est-ce qui, face à cette perspective fatale, fait sens en nous ? Qu’est-ce qu’il reste, en somme ?


Votre réponse ?
La mienne tiendrait en quatre mots : « Je vous aime, merci. » Ces dernières années, j’ai côtoyé des amis, des personnes très proches de ma génération, qui ont mon âge et qui pourtant sont déjà en fin de vie. Et la fin de vie ramène évidemment à cette question : que faire quand nous partons ? En fait, les questions touchant à la fin de vie sont globalement toutes douloureuses, mais on peut les aborder de façon ludique ou tragicomique. Et donc, amener du rire, du jeu ou de la légèreté à ce décor d’apparence dramatique. Voilà, le spectacle, c’est une réflexion autour de ça.


Le personnage que vous mettez en scène, c’est vous ?
Oui… et non. C’est très proche de moi, c’est vrai, je plaide coupable, votre honneur. Et c’est pourtant aussi une fiction. Comment vous dire ? Je crois que la distance vient justement de la scène, du jeu, de l’amusement. C’est un spectacle.


Vos trois derniers spectacles parlent tous à leur façon de la mémoire. Vous en êtes conscient ?
Eh bien, pas forcément. C’est par les autres que j’apprends ce genre de choses. Pour les trois spectacles, ce qui est évident c’est que je parle de choses qui me touchent. Mais avec moi, les choses naissent de façon organique, inconsciente. Comme je travaille énormément en improvisation, c’est l’inconscient qui parle en premier. Les choses ne sont pas préméditées. Sur le spectacle En toute inquiétude, c’est après coup que quelqu’un m’a parlé de l’importance de mon père. En me faisant remarquer que c’était carrément une réconciliation avec mon père. Ça, j’aurais été incapable de le verbaliser de cette manière. Donc pour répondre à votre question, non, je ne suis pas conscient de ce que je mets en place. Je travaille à l’intuition. Ce sont les désirs qui me poussent à parler de certaines choses.

Le personnage de Six pieds sur terre a 55 ans, comme vous, et statistiquement plus que vingt à vivre ?
Pour lui, c’est l’heure d’aller à l’essentiel ? Le point de départ du spectacle, c’est ça, pour la première fois de sa vie, il se rend compte de cette cruelle échéance : sur la montre de sa vie, il ne reste plus que vingt ans. Bon, vingt ans, dans la vie, on se dit que ce n’est pas si mal, ce n’est pas rien. Mais pour lui, ça y est, le ver est dans le fruit, et rien ne l’apaisera de son angoisse : il va mourir, chaque jour il se rapproche de sa mort. Et chaque jour la maladie ira grandissante en lui, et ce d’autant plus qu’il aura évidemment de petits accidents, des bobos, des accrocs. L’épée de Damoclès est désormais là : bon sang, le repos éternel, c’est déjà demain ! Or, comme dirait Woody Allen, l’éternité c’est un peu long… surtout sur la fin.

Avec Six pieds sur terre, vous vous frottez à un thème aussi universel que délicat. Est-il encore tabou ?
La mort, la fin de vie, l’euthanasie sont des choses dont on parle très peu. Il faut vraiment y être confronté pour en parler. Quand vous allez dans une soirée chez des gens, on ne parle généralement pas de ces choses-là… Je ne vais pas dire que c’est tabou, mais quand même, ce n’est pas bien venu.

On sent que le sort réservé communément aux gens du troisième âge, qui vivent notamment dans les homes, vous révolte. Votre personnage n’est d’ailleurs pas loin de l’appel à l’insurrection…
Je répondrai par un petit souvenir, inspiré par les visites que j’ai rendues durant deux ans à des personnes âgées, dans des homes. Un jour, j’ai été dire bonjour à Germaine, une petite vieille, à un goûter des 3 x 20. C’était d’une gentillesse… révoltante. Car c’est toute une conception. Déjà, c’est un goûter, ça ne se passe pas le soir. On vous offre du décaféiné, des gâteaux secs… Enfin, tout est cadré, édulcoré. Alors tu n’as qu’une envie, c’est de ruer dans les brancards.

Comment vous êtes-vous préparé pour affronter le thème du troisième âge ?
Vous parlez de visites durant deux ans… Oui, nous avons passé avec Brigitte Petit, ma compagne, beaucoup de temps, durant deux ans, à rencontrer des gens dans des homes, et aussi en soins palliatifs. Je me souviens notamment d’un jour où nous avons rencontré la directrice d’un home qui nous a invités à rentrer en contact avec des vieux qui ne pouvaient plus se nourrir eux-mêmes. Là, tu t’en prends plein la gueule. Le fait de visiter, ces endroits avec Brigitte m’a permis de pouvoir me mettre en retrait à certains moments, et donc de réfléchir davantage… et puis à d’autres moments d’être plus actif. Et ce jour-là, la directrice du home nous a dit : « Moi, le home ? Jamais ! Pour moi ? L’euthanasie. » Et pourtant c’est quelqu’un qui fait bien son travail.

Au fond, ce sont ces rencontres qui ont nourri votre spectacle ?
Nourri, le mot est juste. Et pourtant, Six pieds sur terre n’est pas un spectacle sur des témoignages, même si ceux-ci l’ont nourri. Comme ce n’est pas un spectacle sur une réalité. Je n’ai aucune prétention à montrer la réalité telle qu’elle est. Il y a donc des libertés qui passeront peut-être pour certains pour des trahisons. Or, ce sont des libertés artistiques. Je suis un comédien, un artiste de scène. Pas un journaliste ou un spécialiste de terrain. Mon matériau, ce n’est pas la réalité. Ce que je cherche à faire résonner, ce sont des sentiments sincères.

Est-ce vrai que vous, qui arpentez la scène souvent seul, êtes un ancien timide ?
C’est vrai… j’étais terriblement timide. Ça a beaucoup changé.

Pourquoi ?
Parce que la scène est un lieu où je peux avoir une parole. Quand j’étais plus jeune, je n’arrivais pas prendre la parole en public. Ou alors je ne l’avais qu’en faisant des imbécilités et des pitreries. Plus tard, sur scène, j’ai profité de cet atout : savoir faire rire. Et peu à peu, la scène est devenue une nécessité. C’est elle qui m’a certainement aidé à me révéler. Cela dit, l’ancien timide n’est pas tout à fait mort. Je ressens encore parfois le besoin de dire à des gens que je connais peu : « Venez voir mon spectacle, vous me connaitrez mieux. » Je crois que mes spectacles me racontent, racontent les relations telles que je les ressens.

Est-ce que l’homme, seul en scène, que vous êtes devenu poursuit une quête ?
Disons que je me sens bien sur scène. J’ai un énorme plaisir à partager avec le public. J’ai deux Rossinante, si l’on peut dire, deux vaisseaux qui me portent, et qui sont la tendresse et l’amour. À l’orée de la mort, il ne resterait pas grand-chose, sinon cela. Et c’est pour cela que je trouve extraordinaire que dans un monde comme celui des soins palliatifs, les mots qui se prononcent le plus souvent sont : « Je vous aime » et « Merci ».

La mort semble vous obséder…
Elle m’a terriblement obsédé dans le passé. Pendant longtemps, je n’osais pas m’endormir, de peur de ne pas me réveiller. Bon, c’était il y a trente ans de cela… J’ai eu ces angoisses, sans m’en rendre compte, directement après la mort de mon père. Mais aujourd’hui, je crois avoir un tout petit peu dompté cette peur.

Vous êtes un fidèle. Cela fait des années que vous travaillez avec la même équipe…
Oui, c’est vrai que sans doute mon travail n’existerait pas sans le soutien inconditionnel de ma femme Brigitte Petit, mais aussi de mes amis tels qu’Anne-Marie Loop, Marianne Hansé et Didier de Neck qui guident mes pas et les encouragent. Ce sont au fond un peu les garants de ma sincérité et de mon exigence artistique. Ils m’aident, avec Olivier Boudon, le metteur en scène, à sortir sinon le meilleur de moi-même, en tout cas ce qu’il y a de plus profond en moi et qui m’habite pleinement. Et ce, dans un moment intime, tragicomique avec les spectateurs.

Avez-vous des modèles d’artistes, des gens qui vous inspirent ?
Oui : le cinéma muet ! Buster Keaton, surtout, mais aussi Tati, Charlie Chaplin. Ce que j’aime chez les comiques muets, c’est que ce sont des faibles qui s’en sortent parfois… peut-être grâce à leurs maladresses. Il y a aussi Toto, un bavard que j’adule. Et encore Woody Allen, qui me passionne de par ses névroses, surtout dans les films burlesques de ses débuts. On pourrait encore citer Roberto Benigni, Pierre Richard… Et puis, il y a un livre qui m’a inspiré pas mal, notamment pour l’écriture de ce spectacle : Journal d’un corps de Daniel Pennac.

La perspective de la mort nous confronte à l’essentiel. Quelles sont les petites choses que vous considérez comme essentielles, dans votre vie d’aujourd’hui ?
J’adore m’asseoir sur un banc, dans un lieu de passage pour observer les gens. J’aime aussi me promener. Seul ou avec les gens que j’aime. Leur montrer ce que j’aime, le temps de la promenade, c’est aussi un peu leur dire que je les aime. Car, pourquoi l’oublier, on peut dire ces mots-là dans la vie, et pas que sur scène…

Propos recueillis par Nicolas Crousse et Nadja Panteleeff